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Lettre de Thomas, Gilet jaune incarcéré

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Le 9 février dernier alors que l’acte XIII des Gilets jaunes à Paris se transforme en une immense manifestation sauvage, des policiers en civil dissimulés dans le cortège remarquent un individu qu’ils décrivent comme « particulièrement hostile à la présence de fonctionnaires de police ». Quatre heures durant, ils vont suivre et filmer discrètement Thomas P., vingt-cinq ans, avant de procéder à son interpellation.

Dans leur rapport, les forces de l’ordre reconstruisent minute par minute le parcours présumé du jeune émeutier en gilet jaune : de nombreuses devantures de banques et de compagnies d’assurances vandalisées, jets de cailloux ou de trottinettes électriques sur la police, incendie de la Porsche du chef cuisinier Christian Etchebest, incendie sous la tour Eiffel d’un véhicule Vigipirate de l’armée, etc. Immédiatement, Christophe Castaner exprimait son « Indignation et [son] dégoût » faisant valoir que « les militaires de la mission Sentinelle protègent au quotidien nos compatriotes du risque terroriste ». La somme de faits reprochés à Thomas P. autant que les conditions atypiques de son interpellation ont suscité l’habituel déchaînement médiatique. Placé en garde à vue puis incarcéré et alors même qu’il ne s’était pas expliqué sur ses actes, il a tout de suite été présenté comme une sorte de « super casseur », ultra-violent, ultra-jaune ou ultra-noir, les qualificatifs monstrueux ne manquaient pas. Depuis hier, une lettre écrite depuis sa cellule circule sur les groupes Facebook dédiés au mouvement des Gilets jaunes, ses avocats ont pu nous confirmer que leur client en était bien l’auteur. Quoi que l’on pense des faits reprochés à Thomas P., ce dernier s’explique avec une grande sincérité et lève le mystère qui pouvait planer sur ses actes autant que sur le parcours qui l’a amené à rejoindre les Gilets jaunes. Les paroles de détenus sont rares, celles de Thomas P. apparaîtra dès lors précieuse en tant qu’elles expliquent simplement ces gestes que d’aucuns qualifient un peu rapidement de « casse ». Dans ce récit introspectif, le jeune homme ne semble exprimer aucun regret, si ce n’est pour l’état de nos vies et du monde.

Bonjour,

Je m’appelle Thomas. Je fais partie de ces nombreux Gilets jaunes qui dorment en ce moment en prison. Cela fait près de trois mois que je suis incarcéré à Fleury-Mérogis sous mandat de dépôt criminel.

Je suis accusé de pas mal de choses après ma participation à l’acte XIII à Paris :

— « dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui » ;

— « dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui par un moyen dangereux pour les personnes » (incendie d’une Porsche) ;

— « dégradation ou détérioration de biens par un moyen dangereux pour les personnes commise en raison de la qualité de la personne dépositaire de l’autorité publique de son propriétaire » (le ministère des Armées) ;

— « dégradation ou détérioration d’un bien destiné à l’utilité ou la décoration publique » (attaque sur une voiture de police et une voiture de l’administration pénitentiaire) ;

— « violence aggravée par deux circonstances (avec arme et sur dépositaire de l’autorité publique) suivi d’incapacité n’excédant pas 8 jours » (l’arme serait une barrière de chantier, toujours sur la même voiture de police, 2 jours d’ITT pour le traumatisme) ;

— « violence sur une personne dépositaire de l’autorité publique sans incapacité » ;

— « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation de biens ».

J’ai effectivement commis une partie des actes que recouvrent ces formulations un peu ronflantes... Et je les assume. J’ai bien conscience qu’écrire cela risque de me faire rester un peu plus de temps en prison et je comprends très bien tous ceux qui préfèrent ne pas revendiquer leurs actes devant la justice et parient sur une éventuelle clémence.

Quand on lit cette longue liste de délits et leurs intitulés, il y a de quoi me prendre pour un fou furieux, n’est-ce pas ? C’est d’ailleurs comme ça que l’on m’a décrit dans les médias. Enfin, on m’a plutôt réduit à un mot bien pratique : « casseur ». Simplement. « Pourquoi ce type a cassé ? - Parce que c’est un casseur, c’est évident. » Tout est dit, circulez il n’y a rien à voir et surtout, rien à comprendre. À croire que certains naissent « casseur ». Cela évite d’avoir à se demander pourquoi tel commerce est ciblé plutôt que tel autre, et si par hasard ces actes n’auraient pas un sens, au moins pour ceux qui prennent le risque de les accomplir.

Il est d’ailleurs assez ironique que je me retrouve affublé du stigmate de « casseur », notamment parce que la chose que j’apprécie le plus dans la vie, c’est la construction. Menuiserie, charpente, maçonnerie, plomberie, électricité, soudure... Bricoler, réparer tout ce qui traîne, construire une maison de la dalle aux finitions, c’est ça mon truc. Après, c’est vrai, rien de ce que j’ai construit ou réparé ne ressemble à une banque ou à une voiture de police.

Dans certains médias, on m’a aussi traité de « brute », pourtant je n’ai jamais été quelqu’un de violent. On pourrait même dire que je suis doux. À tel point que cela m’a rendu la vie compliquée pendant l’adolescence. Bien sûr, dans la vie, on passe tous par des situations difficiles et on s’endurcit. Après, je ne cherche pas à dire que je suis un agneau ni une victime.

On n’est plus innocent quand on a vu la violence « légitime », la violence légale : celle de la police. J’ai vu la haine ou le vide dans leurs yeux et j’ai entendu leurs sommations glaçantes : « Dispersez-vous, rentrez chez vous ! » J’ai vu les charges, les grenades et les tabassages en règle. J’ai vu les contrôles, les fouilles, les nasses, les arrestations et la prison. J’ai vu les gens tomber, en sang, j’ai vu les mutilés. Comme tous ceux qui manifestaient ce 9 février, j’ai appris qu’une nouvelle fois un homme venait de se faire arracher la main par une grenade. Et puis je n’ai plus rien vu, à cause des gaz. Tous, nous suffoquions. C’est à ce moment-là que j’ai décidé ne plus être une victime et de me battre. J’en suis fier. Fier d’avoir relevé la tête, fier de ne pas avoir cédé à la peur.

Bien sûr, comme tous ceux qui sont visés par la répression du mouvement des Gilets jaunes, j’ai d’abord manifesté pacifiquement et au quotidien, je règle toujours les problèmes par la parole plutôt que par les poings. Mais je suis convaincu que, dans certaines situations, le conflit est nécessaire. Car le débat, aussi "grand" soit-il, peut parfois être truqué ou faussé. Il suffit pour cela que celui qui l’organise pose les questions dans les termes qui l’arrangent. On nous dit d’un côté que les caisses de l’État sont vides mais on renfloue les banques à coups de millions dès qu’elles sont en difficulté, on nous parle de « transition écologique » sans jamais remettre en question le système de production et de consommation à l’origine de tous les dérèglements climatiques. Nous sommes des millions à leur hurler que leur système est pourri et ils nous expliquent comment ils prétendent le sauver.

En fait, tout est question de justesse. Il y a un usage juste de la douceur, un usage juste de la parole et un usage juste de la violence.

La suite sur : https://lundi.am/Soupconne-d-avoir-incendie-la-Porsche-de-Christian-Etchebest-et-un-vehicule


P.-S.

Il existe un blog pour se tenir informé de la situation de Thomas P. : https://comitedesoutienathomasp.home.blog